mardi 13 mai 2025

Rerum Novarum par Léon XIII

« Selon ses propres mots, le nouveau Pape a décidé de prendre le nom de Léon XIV en hommage au Pape Léon XIII et, en particulier, à son encyclique Rerum Novarum. Mais que dit exactement cette encyclique, pilier de la doctrine sociale de l’Église ?

Publié le 15 mai 1891, ce texte a pour sujet central la condition des ouvriers. Léon XIII part d’un constat initial : l’économie de la fin du XIXe siècle connaît des bouleversements profonds aux conséquences sociales majeures : « L’industrie s’est développée et ses méthodes se sont complètement renouvelées. Les rapports entre patrons et ouvriers se sont modifiés. La richesse s’est concentrée entre les mains d’un petit nombre, tandis que la multitude a été laissée dans l’indigence. » 

Outre la corruption des mœurs, ces bouleversements ont agité la classe ouvrière, engendrant ce que Léon XIII qualifie de « redoutable conflit ». Craignant une lutte encore plus intense entre les classes, attisée par « d’habiles agitateurs », il juge urgent que l’Église propose des solutions « conformes à la vérité et à l’équité », afin de venir en aide aux hommes des classes inférieures, dont la plupart vivent dans une situation d’infortune et de misère imméritées.

Léon XIII observe que les sentiments religieux du passé ont disparu des lois et des institutions publiques, et que les travailleurs, isolés et sans défense, ont trop souvent été livrés à la merci de « maîtres inhumains », mus par « une insatiable cupidité ». À cela s’ajoute la concentration de l’industrie et du commerce entre les mains d’un petit nombre « d’hommes opulents et de ploutocrates », qui imposent ainsi « un joug presque servile à l’infinie multitude des prolétaires ». 

Pour autant, Léon XIII rejette catégoriquement le socialisme. D’abord, parce que les socialistes attisent la haine jalouse des pauvres contre les riches. Ensuite, parce qu’ils prônent la suppression de la propriété privée, affirmant que les biens individuels doivent être communs à tous et leur administration confiée aux municipalités ou à l’État. 

Selon le Pape, loin de résoudre le conflit, la doctrine socialiste nuirait à la classe ouvrière elle-même si elle était appliquée. Elle est souverainement injuste, car elle viole les droits légitimes des propriétaires, dénature les fonctions de l’État et menace de bouleverser l’édifice social tout entier. 

L’encyclique rappelle ici un principe énoncé par Aristote : la raison intrinsèque du travail est d’acquérir un bien que l’on possédera en propre. En conséquence, la conversion de la propriété privée en propriété collective, prônée par le socialisme, rendrait la situation des ouvriers plus précaire, en leur ôtant la libre disposition de leur salaire et, par là même, toute possibilité d’agrandir leur patrimoine ou d’améliorer leur condition. 

Le collectivisme s’oppose donc flagramment à la justice, car la propriété privée et personnelle est un droit naturel pour l’homme. Léon XIII est catégorique : la théorie socialiste de la propriété collective doit être rejetée car elle est préjudiciable à ceux qu’elle prétend secourir, contraire aux droits naturels des individus, et source de troubles pour la tranquillité publique. 

Rerum Novarum réaffirme ainsi que le premier principe pour le relèvement des classes inférieures est l’inviolabilité de la propriété privée. 

La critique du socialisme s’étend à la recherche d’une égalité absolue. Pour le Pape, l’homme doit accepter que la nature rende impossible, dans la société civile, l’élévation de tous au même niveau. Les différences d’intelligence, de talent, de santé ou de force, nécessaires à la vie sociale, engendrent spontanément une inégalité des conditions. Cette inégalité profite à tous, car la société requiert des aptitudes variées et des fonctions diverses, stimulées par la différence des conditions. Critique évident du marxisme, Léon XIII rejette par ailleurs l’idée que les classes sont ennemies par nature, comme si riches et pauvres étaient condamnés à s’affronter dans un conflit perpétuel. 

L’encyclique souligne les devoirs des deux principales classes. L’ouvrier doit fournir intégralement et fidèlement le travail auquel il s’est engagé par un contrat libre et équitable. Il ne doit pas léser son patron, ni dans ses biens, ni dans sa personne. Ses revendications doivent être exemptes de violences et ne jamais prendre la forme de séditions. Il doit se méfier des « hommes pervers » qui, par des discours mensongers, lui promettent des espérances exagérées, aboutissant à des regrets stériles et à la ruine. 

Les riches et les patrons, quant à eux, ne doivent pas traiter l’ouvrier comme un esclave, mais respecter sa dignité d’homme, renforcée par sa foi chrétienne. Le travail manuel, loin d’être honteux, honore l’homme, car il lui permet de subvenir noblement à ses besoins. Ce qui est honteux et inhumain, c’est de traiter l’homme comme un simple instrument de profit, en ne le rémunérant qu’en proportion de sa force physique. 

Le christianisme exige également de tenir compte des intérêts spirituels de l’ouvrier et du bien de son âme. Les patrons doivent veiller à ce que l’ouvrier dispose de temps pour la piété, qu’il ne soit pas exposé à la corruption, et que rien n’affaiblisse son esprit de famille ou ses habitudes d’économie. Ils doivent éviter d’imposer un travail excessif ou inadapté à l’âge ou au sexe des travailleurs. 

Parmi les devoirs principaux des patrons, il faut ensuite assurer à chacun un salaire juste. Les riches doivent s’interdire tout acte de violence, de fraude ou de manœuvre usuraire qui porterait atteinte à l’épargne des pauvres, d’autant plus sacrée qu’elle est modeste et que ces derniers sont moins aptes à se défendre. 

Léon XIII insiste : il serait erroné de croire que l’Église, absorbée par le salut des âmes, néglige les réalités terrestres. Au contraire, elle s’adresse aux travailleurs pour les arracher à la misère et leur offrir une vie meilleure. Elle soutient directement les classes déshéritées par la création d’institutions destinées à soulager leur détresse. Surtout, elle garantit ce qui fait la prospérité d’une nation : la probité des mœurs, l’ordre, la moralité comme bases de la famille, la pratique de la religion, le respect de la justice, une fiscalité modérée et équitable, le progrès de l’industrie, du commerce et de l’agriculture. 

Léon XIII ne nie pas le rôle de l’État, à condition qu’il reste à sa place. L’État peut améliorer le sort des ouvriers, mais ni l’individu ni la famille ne doivent être absorbés par lui. Ils doivent conserver leur liberté d’action, tant que cela ne nuit pas au bien commun ou à autrui. 

Parmi les enseignements de la philosophie et de la foi chrétienne, le repos dominical est jugé essentiel. Pour protéger les intérêts physiques et corporels des travailleurs, l’autorité publique doit les soustraire aux « spéculateurs » qui, sans distinction entre l’homme et la machine, abusent de leur personne pour satisfaire des cupidités insatiables. 

Ainsi, la durée d’une journée de travail ne doit pas excéder les forces des ouvriers, et les temps de repos doivent être proportionnés à la nature du travail, à la santé des travailleurs, et adaptés aux circonstances. Ces principes s’appliquent particulièrement aux femmes et plus encore aux enfants, qui ne doivent entrer à l’usine qu’après avoir développé leurs forces physiques, intellectuelles et morales. Un travail trop précoce risquerait de compromettre leur éducation, comme une plante flétrie avant maturité. 

Concernant la rémunération, Léon XIII prône une entente entre patrons et ouvriers : « Que le patron et l’ouvrier concluent les conventions de leur choix, notamment sur le salaire. Mais au-dessus de leur libre volonté, une loi de justice naturelle exige que le salaire permette à l’ouvrier sobre et honnête de subvenir à ses besoins. » 

Le Pape va plus loin en ouvrant la voie à l’actionnariat salarié : « Les lois doivent favoriser l’esprit de propriété et le développer dans les masses populaires. » Si les classes laborieuses accèdent au capital, la répartition des richesses serait plus équitable. Cela atténuerait la fracture sociale, en comblant « l’abîme qui sépare l’opulence de la misère » et en rapprochant les classes. Une rémunération plus juste freinerait également l’émigration, car nul ne quitterait sa patrie s’il y trouvait de quoi vivre dignement. 

Léon XIII reste lucide : ces avantages supposent une condition essentielle : la propriété privée ne doit pas être écrasée par des impôts excessifs. Le droit de propriété, issu de la nature et non des lois humaines, ne peut être aboli par l’autorité publique. Celle-ci peut en réguler l’usage pour le concilier avec le bien commun, mais elle agit contre la justice lorsqu’elle grève démesurément les biens des particuliers sous prétexte de fiscalité. 

Le Pape conclut de manière plus attendue : le perfectionnement moral et religieux doit primer, car une société sans religion dégénérerait rapidement. À quoi servirait l’abondance matérielle si l’âme de l’ouvrier, privée d’aliments spirituels, était en péril ? Ce principe s’incarne dans la charité chrétienne, qui résume l’Évangile. Toujours prête à soulager le prochain, elle est un remède sûr contre l’arrogance et l’égoïsme du siècle. 

Il termine en citant saint Paul, qui décrit la charité : « La charité est patiente ; elle est bonne ; elle ne cherche pas ses propres intérêts ; elle souffre tout ; elle supporte tout. »

Alexis Karklins-Marchay sur X (ex Twitter), essayiste et chroniqueur

 

Source: X/Twitter par l’auteur

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