« Le 13 décembre 1948, dans une salle Pleyel pleine à craquer, Camus se lève. Il partage l’estrade avec d’autres sommités : Richard Wright et Jean-Paul Sartre comptent parmi les présents. Quelques années après la fin de la guerre, le monde est à nouveau au bord de l’abîme. Selon la formule churchillienne, « un rideau de fer s’est abattu sur l’Europe ». À Berlin les deux géants ont commencé la grande partie d’échecs qui durera quarante ans. Willow n’a pas encore rejoint la France, pas même Harlem, il en est encore à crever d’ennui sur les bancs de Howard University. Dans la salle, la gauche intellectuelle écoute ses brillants orateurs. Elle a convoqué ses chamans pour répondre à une question : peut-on, faut-il trouver une troisième voie entre le bloc de l’Est et le bloc atlantiste ? Faut-il choisir entre Staline et Truman ? La jeunesse intellectuelle et très fiévreuse est tentée par Moscou. Camus se lève, donc. Quatre mille personnes tendent l’oreille. Il ne harangue pas, il veut parler aux intelligences et il veut parler aux cœurs aussi. Il veut atteindre cet endroit fragile qui est le point de contact entre le cœur et l’intelligence. Il veut faire entendre une voix différente « au milieu d’un monde desséché par la haine ». Il parle du courage de la mesure. Il refuse l’injonction qui est faite aux artistes : « de tous les coins de notre société politique un grand cri s’élève à notre adresse qui nous enjoint de nous justifier ». Il met en garde contre les idéologies. Il se méfie. Il a une méfiance atavique, viscérale « de leur raison imbécile ou de leur courte vérité ». Il dit : « Il n’y a pas de vie sans dialogue. » Il dit que le dialogue est remplacé aujourd’hui par la polémique, que « le XX e siècle est le siècle de la polémique et de l’insulte ». Il s’interroge, il réfléchit à haute voix, et sa pensée a été accouchée dans la douleur, matière à la fois robuste et composite, le fruit d’intenses ruminations et de scrupuleuses observations : « Mais quel est le mécanisme de la polémique ? Elle consiste à considérer l’adversaire en ennemi, à le simplifier par conséquent et à refuser de le voir. Celui que j’insulte, je ne connais plus la couleur de son regard, ni s’il lui arrive de sourire et de quelle manière. Devenus aux trois quarts aveugles par la grâce de la polémique, nous ne vivons plus parmi des hommes, mais dans un monde de silhouettes. » Le cœur et l’intelligence pour trouver l’équilibre. Camus est bien seul, en ces temps d’anathèmes et d’excommunication, à parler ainsi ; il essaie de faire comprendre aux jeunes gens de la salle Pleyel que la nuance n’est pas le compromis, ni le maquignonnage. Elle est le courage suprême. »
Abel Quentin, Le Voyant d'Étampes
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